Tempus Muliebre

15/11/2024
Tempus Muliebre

Tempus Muliebre

Spectacle musical pour voix de femmes et cordes pincées

« Cette époque est un âge de femme » ( « Istud tempus tempus muliebre est »), écrivait Hildegard von Bingen aux prélats de Mayence. Connue pour ses visions et ses compositions, cette moniale du XIIe siècle, fondatrice de deux monastères, porte en son nom le combat (signification de la racine germanique «hild») qu’elle a mené sa vie durant contre l’injustice et la corruption, comme en attestent ses lettres, nombreuses et audacieuses, qu’elle adresse aux grands de son temps. À l’archevêque de Mayence, elle n’hésite pas à conclure sa lettre en ces termes : « En résumé : vos propos outrageants, injurieux et menaçants n’ont pas à être écoutés. Les châtiments que votre orgueil brandit ne servent pas Dieu mais les présomptions débridées de votre volonté éhontée. » Elle met en garde l’évêque de Prague contre ses errements et ses égarements, elle conjure le Pape Eugène de ne pas se «lasser sur le droit chemin», elle reproche à Conrad, Roi des romains, son goût pour le «plaisir du pouvoir» et aux prélats de Mayence leur «désir de vengeance». Toute sa correspondance se trouve ainsi scandée par l’insoumission et la subversion, témoignant d’une liberté étonnante – à nulle autre pareille.

Quant aux lettres qu’elles écrivent à leur tour, souvent dans l’absence, ces « femmes de lettres » iraniennes et afghanes les glissent dans les oeuvres qu’elles publient. Je vous écris de Téhéran est le titre d’une lettre posthume écrite par Delphine Minoui à son grand-père – pour pouvoir mieux «fouiller l’histoire de [son] pays». Dans le récit intitulé Danser dans la mosquée, Lettre d’une mère afghane à son fils, Homeira Qaderi s’adresse à son fils qui lui a été retiré alors qu’il n’était qu’un bébé : «À cause des maudites lois de la ville, j’ai été privée de toi alors que tu étais un bébé de dix-neuf mois à peine, encore nourri au sein. Voilà maintenant neuf cent quatre-vingt-cinq nuits que tu m’as été enlevé. Neuf cent quatre-vingt-cinq nuits que les loups hurlant au vent ont mis fin à mes berceuses. Aujourd’hui je vis à des milliers de kilomètres de toi, de vous tous, dans cette pièce en Californie, et la seule trace de la joie que fut ta naissance est la cicatrice qui orne mon abdomen.»

«Cette époque est un âge de femme», écrivait en 1178 celle qui se disait pourtant « plus que misérable dans [s]a condition de femme», dans une lettre à Bernard de Clairvaux. Quelques huit cents ans plus tard, dénonçant «les démons du mensonge, de la honte et de l’hypocrisie», Forough Farrokhzad, poète iranienne, fait éclore à son tour «la révolte profonde de tous les temps» : «je voulais être le cri de ma propre existence, mais hélas je n’étais qu’une femme.» Non loin de là, des femmes afghanes, Nâdiâ Anjuman, Nafissa Azhar, Sedâ Soltani et Zahrâ Moussavi, «rejetée[s] du monde, niée[s]», font entendre au prix de leur vie «la souffrance des femmes encagées», et se mettent à chanter «même la gorge écrasée sous le joug de leur bottes / même la bouche en sang sous les coups de leurs poings». «Cette époque est un âge de femme» : aux lettres en latin d’Hildegard von Bingen viennent répondrepar-delà le temps les lettres de Delphine Minoui, Homeira Qaderi et et Aliyeh Ataei, aux oeuvres musicalesmédiévales se mêlent des poèmes en persan dari de ces femmes iraniennes et afghanes. Et toutes se tiennent là, «debout[s] et ferme[s] et fière[s] / sans peur de leurs ténèbres».

Me voici / Je suis moi / Je suis femme / Je suis monde / Je chante la liberté
Elisabeth Kaess

Tempus Muliebre s’inscrit dans la continuité d’une série d’ouvrages qui dessinent des portraits de femmes, commencée en 1988 avec mon premier opéra La Rosa de Ariadna. Ces ouvrages cherchent à mettre en lumière la place que ces femmes occupent dans l’Histoire et désirent se faire l’écho d’une parole – parfois tue, parfois publique – qui nous questionne aujourd’hui, en ce temps où l’on prend enfin conscience de la nécessité de dépasser les clivages stériles hérités d’une société patriarcale désormais aux abois.

C’est donc dans cette continuité que se manifeste notre désir de faire dialoguer la correspondance écrite par Hildegard von Bingen et les poèmes et lettres plus contemporains de femmes iranienne et afghanes. Ce dialogue n’est naturellement pas seulement textuel, mais implique la recherche d’une unité et d’une continuité musicale qui rend organique l’enchaînement, voire la cohabitation dans un même espace-temps d’extraits de chants médiévaux et de compositions nouvelles.

Le livret est polyglotte. Ainsi dans sa « traduction » en musique :

  • Les poèmes en persan dari sont chantés dans leur langue originelle et dit simultanément en
    français ;
  • Les lettres d’Hildegard sont lues en français, pendant que des fragments sont chantés en latin
    médiéval ;
  • Certaines parties des lettres ou des poèmes sont récités de façon contrapuntique par plusieurs
    voix ;
  • Des musiques médiévales sont chantées selon les codex anciens de façon modale à voix égales ou
    polyphoniques, tandis que des parties contemporaines utilisent à la fois une écriture polyphonique inspirée de la Renaissance et une écriture modale inspirée des musiques traditionnelles vocales afghanes et iraniennes ; En plus des instruments du TrioPolycordes (harpe, guitare, mandoline), d’autres instruments traditionnels à cordes pincés (barbat, rubab, setâr ou tar) apportent une texture proche de la poésie Dari, tandis que les instruments de Discantus (cloches à main, petites percussions) colorent certains passages de sonorités médiévales.

Ainsi l’accompagnement instrumental joue un rôle de « passeur » entre les parties de l’ouvrage :
l’écriture opère un glissement entre les diverses origines spatiotemporelles – rendant ainsi universel le propos littéraire et poétique du livret.

Gualtiero Dazzi

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